L’émerveillement. Cette douceur que ce monde voit parfois comme un mouvement de l’âme trop mièvre, enfantin, réservé aux faibles. Ce grand méchant loup, ce bisounours à éliminer… par la dure lucidité de nos réalités modernes ou de nos combats silencieux. Lorsqu‘on devient adulte, tout nous pousse à le perdre, tout conspire à le sacrifier. Sur l’autel de la raison ou celui de la souffrance.
Alors j’aimerais lui redonner une place d’honneur. Car, il y a des émotions si précieuses qu’on finit par les oublier dans ce bruit incessant, et l’émerveillement en fait partie. Discret, souvent silencieux, il surgit parfois comme une brèche dans le quotidien : une lumière, une parole d’enfant, une œuvre ou une chanson qui touche sans bruit, un souffle, une brise rafraichissante.
Et si nous réapprenions à nous ouvrir à ce qui nous dépasse doucement ? Cultiver l’émerveillement, c’est peut-être réapprendre à vivre. À expérimenter sans pression, à goûter la joie simple d’apprendre, à remettre tranquillement un peu de lumière dans le quotidien, dans l’ordinaire.
” Emerveillable “
” C’est ma grande aptitude. Comme on disait “apte au service militaire”, je suis apte à l’émerveillement. En quête. Je me fabrique des étonnements heureux. Je veux toujours voir apparaître le soleil à travers les arbres.
Je suis sans cesse en recherche de lieux, d’instants qui vont déclencher ma capacité d’enchantement. C’est mon savoir-vivre. Je jubile fréquemment. Ma capacité jubilatoire peut naître sur un coup de vent, sur le ronflement particulier de la mer.
Certaines lumières m’enflamment. Alors je vibre. Mais ça peut être aussi bien le chant d’une alouette. Pour un guetteur de ma sorte, il peut y avoir beaucoup de moments pleins de perfection absolue. J’ai l’œil. Je me le suis fait.”
{ Olivier de Kersauson }
Au sommaire :
I. L’émerveillement, une émotion fondatrice oubliée
L’émerveillement n’est pas une simple surprise. C’est une émotion profonde, souvent déclenchée par quelque chose de vaste, mystérieux, beau ou inattendu, qui dépasse nos schémas mentaux. Dans les travaux du psychologue Dacher Keltner (Ph. D à l’Université de Californie), l’émerveillement, le “awe effect” est reconnu comme une force transformatrice : il abaisse l’ego, stimule la curiosité, renforce les liens sociaux, agit sur notre physiologie même, réduisant l’inflammation et le stress. Rien que ça…! D’ailleurs, ses études ont aussi démontré que la nature est l’un des terrains les plus propices à l’émerveillement.
Dans les traditions philosophiques, l’émerveillement est vu comme un point de départ de la connaissance. Aristote disait : « C’est l’étonnement qui pousse les hommes à philosopher. ». Platon parlait du thaumazein, cette capacité à se laisser toucher par ce qui est, sans vouloir l’expliquer trop vite. C’est une ouverture à l’être, une pause. Et cette curiosité est d’ailleurs une magnifique entrée en matière pour les enfants, comme elle peut le redevenir pour les grands, s’ils l’ont oubliée.
Mais aujourd’hui, dans un monde qui nous pousse à tout expliquer, tout contrôler, tout rentabiliser… tout cela dans l’urgence, l’émerveillement non seulement se raréfie, mais il est parfois relégué à l’enfance, ou assimilé à de la naïveté. Pourtant, il est tout sauf fragile. C’est cette force douce qui remet l’essentiel au centre.
II. L’art de cultiver la douceur et la présence
Émerveillement et douceur vont de pair. Mais ils ne surgissent pas dans le vacarme, la précipitation ou l’accumulation. Il faut faire de la place, du tri, pour accueillir la beauté, il faut du silence pour qu’une image nous parle, de l’attention pour écouter les paroles et la douceur d’une chanson, en somme, du temps pour que le cœur s’ouvre.
Cultiver l’émerveillement, c’est donc aussi cultiver tout à nouveau une certaine conscience de soi. Cela demande de ralentir, d’observer, de respirer, de se laisser toucher par des choses simples : le vol d’un oiseau, le bruit de la pluie, une main tendue, un bisou d’enfant ou de son amoureux(se) juste en passant, des vagues qui s’échouent inlassablement, un feu qui crépite (et quelques chamalows à y faire griller…, soyons fous !).
C’est aussi retrouver une présence pleine, débarrassée des filtres, des notifications. Ce que le courant “slow life” défend avec douceur et une certaine perspicacité : vivre moins vite pour vivre plus profondément, plus posément. Tenter de ralentir cette course infernale, insupportable. Désencombrer. Revenir à l’essentiel.
La douceur, loin d’être une faiblesse, devient alors une forme de puissance tranquille, une manière d’habiter le monde. Et c’est dans cette qualité d’être que l’émerveillement peut refleurir et qu’il vient nous ressourcer en profondeur, car il nous rappelle qui nous sommes, notre soif d’absolu, de sens et de beauté. Qui s’incarne jusque dans l’ordinaire. Les introspectifs y ont quelques longueurs d’avance, bien souvent. Pour une fois que ce n’est pas vu comme un inconvénient, profitons-en !
III. L’art comme chemin vers l’émerveillement
Les mystères de l’émerveillement dans l’art
L’art a cette capacité précieuse : il remet du mystère dans l’évidence. Il ouvre un passage vers le sensible, vers l’invisible parfois. Il ouvre un autre chemin, en verticalité. Il nous aide à voir autrement. L’émerveillement n’est pas toujours le but de l’art, mais il en est souvent la trace la plus profonde.
L’aquarelle incarne pleinement cette quête. L’émerveillement, est comme un soin, une écoute, une manière de résister aux « à quoi bon », à nos fatalités. L’aquarelle, par son imprévisibilité, ses transparences, ses fusions de couleurs ou de matières, offre tant de créativité. C’est un cheminement passionnant. C’est un art qui collabore avec le vivant, l’eau, la lumière, la matière, le souffle. Alors, créer, c’est apprendre à voir à nouveau, et donc, à s’émerveiller.
Les sirènes de l’émerveillement…
Et puisqu’on parle d’émerveillement dans l’art… précisons au passage qu’il ne s’agit pas, pour ma part, de s’extasier devant certains concepts tels que banane scotchée ou sculpture invisible vendues hors de prix. Andersen dans le conte « Les nouveaux habits de l’empereur » avait bien saisi l’affaire : peut-être que l’enfant, dans sa fraîcheur de regard, perçoit encore ce que tant d’adultes, parfois, ne voient plus… il arrive que ce soit les enfants qui nous aident à revenir à une touche de lucidité, pour mieux retrouver la clarté et les lettres de noblesse de l’émerveillement.
Alors, l’artiste, lui aussi, se trouve face aux sirènes : résister et choisir une voie plus discrète, celle d’une recherche de l’émerveillement qui naît dans le silence, la lenteur. Hors des sentiers battus, au fond d’une forêt, même, s’il le faut.
Etre artiste, vivre un émerveillement artistique paisiblement
L’émerveillement est un vécu, et c’est déjà offrir une immense fenêtre ouverte sur sa vie que de dévoiler une œuvre. Dévoiler son art au monde n’est donc ni facile, ni anodin. L’art est porteur d’espérance, de verticalité, de profondeur ou de lumière. Alors, un artiste peut souhaiter vivre et être en accord avec une éthique, un rythme, et des valeurs qui lui sont propres, quitte à refuser ce qui n’est pas en cohérence avec son vécu et son geste artistique.
Se confronter au marché de l’art est une épreuve du feu, un parcours semé d’embûches, c’est refuser de participer à un “Koh Lanta” artistique (entre messages NFT loufoques, pseudo-galeries qui veulent vous faire payer pour “obtenir l’honneur d’exposer”, prendre des raccourcis pour “vous faire un nom”. Toutes ces mises en scène de pouvoir symbolique à fuir comme la peste. Quand aux réseaux sociaux… c’est réfléchir à communiquer sans se marchandiser.). C’est aussi affronter ses propres doutes. Car créer est forcément lié à une émotion, un vécu ou un émerveillement. C’est tout sauf un jeu. Alors se distancer devient simplement vital pour protéger la vulnérabilité de son émerveillement, le moteur de sa créativité. Car c’est notre bien le plus précieux.
Finalement, c’est à chaque artiste de trouver son propre équilibre, sa propre force, entre la protection vitale de son espace créatif et le partage de son art. Et puisque c’est l’œuvre qui touche, c’est surtout et avant tout elle qui parle d’elle-même et qui convainc. Certains artistes savent d’ailleurs habilement se cacher derrière un pseudonyme, un casque, une invisibilité pour protéger leur cœur artistique et garder la cohérence, l’énergie et la joie nécessaires pour continuer à créer paisiblement. C’est parfois le seul prix admissible de la paix de l’émerveillement.
Quand à l’inspiration, comme une référence placée à la fin d’un bon livre lors d’une recherche universitaire, pensez aussi à la sourcer : si vous vous êtes clairement inspiré de l’univers d’un autre artiste ou d’un photographe, et que vous vendez (donc en tirez un revenu), l’élégance veut que mention soit faite et qu’une autorisation écrite soit demandée (si ça vous arrive, il n’y aura malheureusement rien à y faire, car seules les œuvres sont protégées, pas votre univers. Consolez-vous en vous disant que votre art est aussi unique que vous l’êtes. Et tirez-en vos leçons pour l’avenir.). Si vous vous entrainez, la copie est un moyen extraordinaire de progresser tranquillement.
IV. Réenchanter la vie : vers une conscience de l’âme
L’émerveillement est une manière de réenchanter notre rapport au monde. Pas pour le fuir, mais pour mieux l’habiter. Il n’annule pas la douleur, l’inquiétude, les épreuves, les mauvaises nouvelles, toutes les horreurs et les injustices criantes. Il ne les nie pas non plus. Il est d’ailleurs tellement conscient de cette noirceur insupportable, qu’il choisit, volontairement, de détourner le regard un instant pour le rééquilibrer, y mettre de la lumière, de la couleur… et simplement respirer. Il rappelle que même au milieu de tout cela, il y a des instants de beauté qui ne demandent qu’à être accueillis. Et redonner Espoir.
Retrouver son âme d’enfant
Ce n’est pas anodin que les enfants soient naturellement portés vers l’émerveillement : ils ne savent pas encore. Ils regardent sans filtre, sans mesure du temps. Ils ont cette magnifique naïveté, cette curiosité si précieuse. D’ailleurs, on dit souvent que c’est la génération de demain. En fait, c’est déjà celle d’aujourd’hui. Avec un potentiel énorme. Ils découvrent, touchent à tout, posent 100 000 questions à user votre patience ou vos connaissances. Mais avec eux on a le droit de dire « Je ne sais pas, je vais chercher »… au lieu d’inventer pour ne pas perdre la face. Car, ils ne vous en voudront pas et ne se moquent pas, eux.
“Le Petit Prince” : un manifeste de l’émerveillement
Ce livre de St Exupéry, profondément philosophique sous des airs de conte pour enfants, est l’un des textes les plus emblématiques sur l’émerveillement. Voici quelques extraits qui résonnent avec l’émerveillement de l’enfance :
- « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » : Chez St Exupéry, l’émerveillement est lié à ce qui est invisible, silencieux, intérieur, délicat, vrai.
- « Les enfants seuls savent ce qu’ils cherchent. » : Il reconnaît aux enfants une sensibilité spirituelle particulière dans leur capacité à accueillir l’émerveillement sans filtre.
- « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) » : Un rappel que l’émerveillement est un trésor à préserver contre l’oubli adulte, contre le cynisme.
Alors, l’émerveillement est universel, il s’apprivoise et se retrouve. Toujours. Il est à la portée du cœur.
Le miracle de l’enfance
Les enfants ne font pas de miracle, ce sont eux le miracle. Ils nous rappellent que le véritable amour, celui que nous avons envers eux, est inconditionnel, non calculé. Rare aussi. Ils sont entiers… et nous aident donc à redevenir nous-même à leurs côtés. Ils nous rappellent d’habiter le présent avec eux, non pas avec intensité, mais simplicité. Ils nous rappellent également que toutes nos batailles gagnées seront celles que nous pourrons leur enseigner et qu’ils sauront affronter à leur tour. Donc, nous transcender pour une magnifique mission, un des plus beaux engagements : eux. Et tant d’autres choses encore…
Dans ce monde, cultiver l’émerveillement devient un geste de résistance poétique. C’est un soin à notre être tout entier, à notre lien au vivant, à notre manière d’exister ensemble. Alors, redevenir un enfant, non pas un Peter Pan, c’est être, ou retrouver, l’être humain sensible en nous. Qui connait son identité profonde et qui sait aussi transmettre cette profonde liberté à ceux qui l’entourent.
Conclusion
L’émerveillement est accessible à tous, chaque jour. C’est aussi une magnifique valeur humaine que l’art porte et est appelée à transmettre. Il se cache dans les détails, les silences. Ce sont des instants où l’on peut enfin baisser l’armure, déposer les armes ou nos fardeaux si pesants pour reprendre ensuite la course plus légers. Une disposition du cœur, qui aide à se concentrer sur le bien, le savourer avec gratitude, trouver une saine, véritable et silencieuse consolation. C’est aussi un privilège immense : celui d’accéder à un héritage sensible, participer à une transmission invisible de notre humanité…
Mais choisir l’émerveillement, c’est aussi accepter de vivre une tension existentielle très profonde, que beaucoup d’âmes sensibles et lucides ressentent aujourd’hui, tout comme d’autres avant nous l’ont ressenti en leur temps, tout au long de l’histoire : la violence du monde (même “douce”, insidieuse, symbolique, ou institutionnelle), se confronte à notre volonté farouche de rester libres, bons, vrais, tendres, de ne pas céder à l’amertume, au cynisme, à la peur ou à la haine. Cette kryptonite invisible qui, si on la laisse nous gagner, vole à l’âme sa lumière. Ce double focus qui nous traverse tous : cette tension parfois insoutenable entre nos perceptions, et le souhait d’opter pour une perspective plus élevée.
C’est une lutte intérieure éprouvante : d’un côté, le besoin vital de dire non, de poser des frontières claires, de dénoncer, de se défendre, se protéger, ou de se retirer dans les montagnes. De ne plus jamais rien ressentir, parce qu’être sensible, “émerveillable”, c’est aussi prendre un risque : connaître à nouveau la douleur. De l’autre côté, le désir sincère d’offrir ou d’aimer quand même, d’accueillir, de partager, de ne pas devenir blessant à son tour.
C’est aussi cet émerveillement-là qu’évoque ma série Forest, ma petite rébellion silencieuse, une résistance face aux absurdités criantes et la violence de ce monde actuel, ma soif viscérale de liberté, que je lis également chez mes contemporains, et que le Vercors incarne si bien. Et ce besoin de revenir à l’essentiel pour ne pas sombrer, pour choisir de regarder ce qui élève et relie. Dans la douceur de l’émerveillement.
Cet émerveillement, j’ai choisi de le partager avec vous, qui me lisez, un peu à ma manière, de façon non conventionnelle. Par une communication exclusivement numérique. Mais surtout, à mon rythme, à ma vitesse d’escargot. J’ai choisi de ne pas frapper aux portes de galeries, de foires ou de concours, ou me confronter à cette bataille des géants, parce que tout simplement je n’en ai ni la force, ni l’envie, ni le besoin intérieur – parce que je n’y trouve pas de sens. Je m’en sens complètement étrangère et ça me convient parfaitement.
Dans mon quotidien, peu de gens savent que je peins, c’est un peu mon jardin secret, mon lieu-refuge, ma liberté. Alors, si vous trouvez mon art “par hasard”, voyez-le un peu comme une jolie fenêtre ouverte que j’accepte de partager avec vous, malgré l’introvertie que je suis. (Je vous en laisse d’ailleurs un extrait pour embellir vos écrans, si ça vous dit). Et pourquoi pas, imaginer un banc (ou un transat !) sur lequel vous pourriez vous asseoir et tranquillement réfléchir ou vous reposer. J’aime l’idée que l’art ne passe pas son temps à parler ou à revendiquer, mais qu’il écoute aussi… (alors je me tais!) Belle visite…